Entrevue exclusive : Jean-Gabriel Périot

 

Réalisateur de courts métrages reconnus et primés dans le monde entier, Jean-Gabriel Périot passe au format long avec Une jeunesse allemande, film de montage édifiant qui narre l’histoire des protagonistes de la RAF à travers des images d’époque. Extraits de films de Meins ou Meinhof eux-mêmes, apparitions télévisées, emballement médiatique suite aux premiers attentats… Le cinéaste utilise une matière riche et complexe pour raconter en parallèle le basculement d’une poignée de jeunes intellectuels reconnus dans la violence armée et la révolution des images qui s’opère à la même époque à la télévision allemande. Un documentaire captivant qui met à mal les poncifs sur le terrorisme malade et gratuit, fruit d’un long et patient travail de recherches historiques, dans lequel le réalisateur ne renie pas une certaine subjectivité.

 

Comment est née l’idée d’Une jeunesse allemande ?

Il y a plusieurs étapes pour arriver d’abord au sujet, puis au film. Ca se fait vraiment lentement, avec beaucoup de hasards. Je faisais des recherches très personnelles sur le passage à la lutte armée. J’ai fait beaucoup de films sur la violence mais souvent du point de vue des victimes, ou alors sur l’irruption de la violence, mais sans préambule. Je cherchais pourquoi, dans les révolutions, il y a toujours de la violence. Je tournais autour de ces questions et je me suis rapproché progressivement des années 60 / 70, probablement parce que c’était la plus proche. Je comprenais leurs textes, leurs lectures… Pas seulement de la RAF, mais de l’ensemble des mouvements passés à la lutte armée, mouvements anticolonialistes, enfin tout ce qui se passe à ce moment-là. J’ai resserré progressivement autour des jeunes occidentaux parce qu’il y a une chose que je comprends peut-être plus dans les enjeux. Je vais me focaliser sur la RAF parce que de manière très parcellaire, je commence à apprendre qu’Ulrike Meinhof était journaliste et qu’elle a aussi fait des films pour la télé ; que Holger Meins était étudiant en cinéma ; que Gudrun Ensslin jouait dans des films… qu’il y avait comme ça tout un tas de coïncidences autour de la production d’images. Et après c’est en voyant des images que quelque chose se débloque. Par exemple, la première fois que je vois Meinhof à la télé parce qu’entre connaître ce qu’ont fait les gens avant et tout à coup les voir à l’image, ça pose une intrigue. Qui est cette femme ? Elle a l’air tellement forte ! C’est tellement à l’opposé de ce qu’on met derrière le mot "terroriste" par exemple ! Voilà il y avait un nœud qui se créait… Il y avait aussi le film de Fassbinder, Dans l’Allemagne en automne, son court métrage.

 

C’est le film que l’on voit à la fin d’Une jeunesse allemande

Oui, on voit un extrait. C’est un élément très important, parce que je n’ai pas compris le film. Je l’ai trouvé très beau, magnifique, mais je ne le comprenais pas dans sa factualité parce que je n’avais pas la connaissance historique mais pas non plus de cet état d’hystérie, de douleur dans laquelle lui se met, dans laquelle les autres cinéastes se mettent à ce moment-là. J’avais besoin de savoir pourquoi tous ces cinéastes, à ce moment-là, font ce film. Pourquoi ce film qui est tellement en empathie avec les gens de la Raf, qui est tellement critique envers l’Etat. Alors là je pousse les recherches, et là ça devient un film quand je me rends compte que je vais avoir assez de matière pour faire un film qui tenterait de faire un portrait principalement avec leurs images à eux. En tout cas sur la première partie du film. Voilà, je pouvais interroger ça. Savoir quel film ils avaient fait. J’ai compris au fur et à mesure qu’en fait ils étaient assez connus. Certains étaient des figures de la vie politique allemande et que du coup ils passaient beaucoup à la télé, et ça ouvrait des possibilités de faire le film.

 

Comment se sont passées les recherches, concrètement ?

Au début j’étais assez vite battu parce que les archives accessibles, il n’y en a pas tant que ça. Ce que j’ai pu voir, ce sont les films traitant le sujet. Plutôt des fictions, d’ailleurs, qui étaient éditées en DVD. J’avais peu accès à des documentaires, des archives de la télé allemande… J’ai dû commencer à penser le projet, à faire des recherches pour avoir des financements pour l’écriture avant même d’avoir vu des images. C’était un projet sur des hypothèses : qu’il y ait assez d’images, qu’elles soient intéressantes… Après, les images n’auraient pas existé, ça aurait été un autre film. A partir de là, une fois qu’on a un peu d’argent, car c’est quand même le nerf de la guerre pour ce type de films, commence une recherche de tous les côtés. J’ai accumulé des heures et des heures de films. C’est une première phase de recherche, où j’ai accès aux images facilement visibles. Ca permet de consolider quelque chose. Je commence à avoir de la matière sur Meinhof, sur Mahler, sur Meins… C’est encore lacunaire mais ça valide le film. A partir de là commencent de très longues recherches : aller chercher les fragments perdus. C’est un travail d’historien, une espèce de pas de deux entre la recherche historique et le travail sur l’image. J’ai besoin de faire l’historien pour trouver des images et les images posent de nouvelles questions, donc j’ai besoin d’ouvrir de nouveaux pans de recherches. Ca fait un effet d’entonnoir jusqu’à la fin.

Comment s’est construit le film ?

Le montage arrive dès le début. C’était très difficile puisque c’était des bouts de trucs que je repérais sans avoir les émissions complètes. Je mettais des cartons : "là, il faudrait que Meinhof parle de ça", "là, il faudrait qu’Untel aborde tel sujet"… Quand je revenais avec des images, il fallait les classer par thème et les essayer dans le montage. Si je prends une émission de Meinhof qui dure deux heures, moi je vais en prendre deux minutes mais du coup quels sont les différents possibles, les sujets dont elle parle et quelle place ça pourrait avoir ? C’est une espèce de Rubix Cube avec plusieurs possibilités, et à chaque fois, ce sont des hypothèses… Mais à chaque fois, j’ai testé les images dans le montage. Il y avait des images qui étaient très bien mais qui ne faisaient pas sens ou des images que j’avais besoin de questionner dedans. Ce n’est pas une méthode précise. C’est pas très rationnel, et il ne faut pas que ça le soit car il y a des images qui doivent échapper à la logique. Je ne fais pas un film d’histoire, non plus. Certaines images il fallait forcer : on les met dans le montage, elles n’ont pas leur place, mais le travail c’est de leur créer cette place-là. Parce que d’un coup je vais m’arrêter sur une chose qui va m’émouvoir, me questionner… C’est de l’ordre de la sensibilité, pas de la rationalité historique.

 

Vous avez choisi de ne mettre aucun commentaire dans le film. Pourquoi ce choix, qui peut donner l’impression que c’est plus difficile pour le spectateur ?

C’est plus difficile pour le spectateur, et c’est plus compliqué pour moi parce que je suis obligé de trouver dans les archives les informations nécessaires à la lecture des images, ce qui est aussi le rôle de la voix-off. Ca laisse le spectateur face aux archives et c’est à lui de soulever ses propres questions, de donner son interprétation, de s’interroger sur son propre point de vue de cette histoire-là. Car souvent, la voix-off amène aussi une lecture morale et énonce un positionnement qui est celui du réalisateur et qui est imposé au spectateur. Même dans le choix du vocabulaire, même si c’est pas aussi grossier que "Oh ! là là, les attentats, c’est violent !", malgré tout, dans le choix des mots, on oriente quelque chose alors que je pense que le spectateur est assez grand pour avoir un point de vue. C’est au spectateur de faire son travail. Là c’est un endroit où je me positionne comme cinéaste politique. Laisser le spectateur face à l’image, ou en tout cas, moi, ma manière de l’orienter, c’est par le montage. Je m’étais dit que s’il me manquait des éléments, s’il devait avoir une voix-off, elle passerait par des archives. Ca aurait été prendre des extraits d’intellectuels allemands qui analysaient l’Histoire, mais comme les protagonistes, c’est-à-dire sans préscience. Je ne voulais pas de lecture a posteriori. Cette absence de voix-off, quand on voit le film, fait qu’on est comme les protagonistes de l’histoire. Même si on a deux ou trois vagues souvenirs sur la RAF et qu’on sait que ça se passe mal à la fin, on est quand même en train de vivre avec les protagonistes au jour le jour sans savoir où ça va arriver. C’est un petit ressort qui est comme la fiction mais qui permet malgré tout de sentir l’époque de manière contemporaine. Souvent, dans les documentaires d’histoire, ça ramène toujours au passé comme à une chose révolue. L’histoire est l’histoire, c’est plus aujourd’hui, et du coup ça coupe aussi les liens qu’on peut faire entre le passé et aujourd’hui. Tous ces échos… Moi j’aime l’histoire dans ce qu’elle me raconte d’aujourd’hui, même si c’est difficile, que ça reste obscur, de l’ordre du pressentiment…

 

Là, très clairement, il y a des échos avec aujourd’hui…

Oui, il y a des échos, mais ils sont vus différemment selon les spectateurs. C’est une chose que j’aime bien. Certains pensent qu’il n’y a aucun écho, d’autres en trouvent avec des endroits différents… Après chacun est libre d’interpréter. Moi j’ai les miens, je ne suis pas sûr que ce soient les mêmes…

 

Le film induit forcément une réflexion sur le terme "terroriste"…

C’est vrai que ça c’est un des endroits qui nous ramène tous à aujourd’hui, sauf qu’en fonction du placement politique du spectateur, certains entendent "terroriste" et le voient depuis aujourd’hui. Il y a un endroit d’inadmissible dans le film parce que je vais contre la morale de l’époque. J’essaye de penser ce geste, et aujourd’hui le terrorisme interdit ça. On crée du monstre. On coupe le passé, y’a pas de logique, y’a pas de raison… Ca donne l’idée d’un acte totalement gratuit et aveugle. Du coup, dans les critiques qui peuvent m’être faites, c’est que d’une certaine manière, je les excuse. Parce qu’ils sont assez sympathiques, je suis en empathie avec eux… Mais cette manière de penser, c’est très contemporain, c’est très lié à la manière dont aujourd’hui on gère le terrorisme. Ca commence à cette époque-là, on le voit dans le film… Juste le fait de montrer qu’ils ont eu une vie avant, c’est perturbant pour certains. Alors qu’en plus c’était vraiment l’un des points de vue du film. Ce qui pose la question du passage à l’acte, c’est que ce sont des gens dont on peut voir qu’ils sont sensés raisonner. Ils ne sont pas malades mentaux, ce ne sont pas des gens violents à la base… C’est beaucoup plus difficile à penser. Je pense qu’il faudrait qu’on s’interroge plus aujourd’hui sur qui sont ces terroristes.

 

Il est encore plus difficile de prendre ce recul sur des événements contemporains…

Même sur le passé, on ne l’a pas. Concernant la RAF, toute la littérature ou la manière dont ils sont présentés dans la fiction, ils sont présentés comme des terroristes. A la limite, on va dire que c’était des gauchistes dévoyés, qu’ils s’enracinaient dans le mouvement de 68, mais c’est tout. On va surtout s’intéresser après la formation du groupe et les couper de leur passé. Après, il y a les gens qui sont très minoritaires qui sont pro-RAF. Là, c’est l’histoire inverse avec l’Etat qui est vraiment fasciste, eux qui sont des héros… Et c’est aussi historiquement faux. Après, il y a bien quelques personnes qui travaillent au milieu, mais c’est très rare. Moi quand j’ai commencé, tout ce que je trouvais, c’était "c’est des terroristes". C’est ce qui m’a troublé quand j’ai vu L’Allemagne en automne, c’est qu’on se rend compte que c’est plus compliqué que ça !

 

Est-ce qu’il y a des choses qui vous ont surpris dans la matière que vous avez mis au jour ?

Ce que je n’avais pas suspecté du tout, c’est le poids qu’avaient Meinhof et Mahler dans la société de cette époque-là, et qu’on voit par la télévision. Ce sont deux personnes publiques qui passent beaucoup à la télévision, ce qui est toujours le signe de gens installés. Par exemple, Meinhof, juste avant de fonder la RAF, elle participe à trois émissions en deux mois. Mahler passe tout le temps aussi, dès qu’il y a une manifestation. C’est l’avocat des étudiants, de Baader, de plein de gens… Tous les deux sont vraiment crédibles, on les interviewe parce qu’ils savent parler. Les journalistes sont respectueux avec eux. Ca dénote une place dans la société. Même Baader et Ensslin ! Le premier téléfilm sur eux passe en prime time sur la télé allemande en 1969 alors que le groupe est fondé en 1970. Après, quand on les accuse d’être un peu des Bonnie and Clyde, en même temps on les a un peu fabriqués comme des pop-stars… Eux-aussi sont des petites figures. Et ça, à ce point-là, ça m’a vraiment surpris.

L’autre chose, c’est que tant que je n’avais pas vu leur film, j’espérais qu’ils aient fait des films un peu politiques. Ils auraient pu faire totalement autre chose… Mais en fait, ils n’ont fait que des films politiques. Uniquement. Meins, il y a une seule exception, c’est son film d’entrée à l’école, où il fait une petite chose un peu comique, amateur. Mais autrement, on ne parle que politique. Et pour l’école, ce sont même des films révolutionnaires, c’est de l’agit-prop. Il n’y a pas un contre-exemple dans leur travail ! Je ne m’attendais pas à ce que ce soit à ce point-là. C’est par ce type de choses que l’on sent leur investissement au quotidien. Toute leur vie, ils se mettent au service de la révolution. C’est surprenant, et du coup un peu triste car pour moi, ça manque un peu de poésie. Là, c’est mon point de vue subjectif, mais autant j’aime le cinéma politique, autant pour moi le cinéma ça ne peut pas être que ça non plus.

 

Vous parlez de subjectivité, est-ce que vous assumez une certaine subjectivité sur le film ?

Oui, évidemment. C’est toujours une chose délicate sur les films d’histoire. Je tente au maximum d’être juste historiquement car c’est très important pour moi les datations, même si ça n’apparaît pas dans le film. Je m’astreins vraiment à une rigueur historique. Mais pour autant, une fois qu’elle est posée, les choix que je fais et l’axe de lecture de la chronologie m’appartiennent. Je ne cherche pas à faire une encyclopédie. L’histoire est lacunaire, mais je fais des choix qui m’appartiennent Comme je disais tout à l’heure, quand je choisis deux minutes de Meinhof dans un film de deux heures, c’est parce que l’extrait m’intéresse, mais il y en a d’autres qui m’intéressent dans la même émission. Mais là, elle va avoir un truc de corps, une pose, un regard, des micro-choses qui vont me toucher. Au-delà de ce qu’elle raconte, il peut y avoir quelque chose qui va m’émouvoir et qui n’appartient qu’à ma manière à moi de regarder ça.

 

Quel est votre rapport aux protagonistes du film ?

C’est un rapport contradictoire car c’est comme si je n’arrivais pas à les vivre dans leur chronologie. Pour moi ils sont à la fois ces jeunes-gens très engagés, très sympathiques… Des gens avec lesquels il y a une certaine proximité. Et en même temps, ce sont les gens qui ont posé les bombes et qui ont fait n’importe quoi. Je vois les deux images ensemble, et il y a une contradiction : sympathie et désapprobation complète. Par exemple, les impasses de la pensée de Meinhof… J’ai du désaccord profond avec certaines choses qu’elle a écrites, la manière de penser les adversaires, etc. Du coup, je crois que finalement je suis très en recul sur eux. Je suis content d’avoir fait ce portrait-là car quand on voit des gens qui se trompent, surtout quand ce sont des gens dont on aurait pu être proches, il faut qu’il y ait un moment d’empathie. Ce n’est pas la peine de frapper un homme à terre. Il y a quelque chose de presque judéo-chrétien. Ca, ce n‘est pas une idée à moi mais d’un texte de Don DeLillo que j’avais adapté en fiction (Regarder les morts, 2001). Le personnage principal en regardant des images de la RAF, espère qu’il y ait la possibilité d’une rédemption pour eux. C’est très judéo-chrétien, mais il y a quelque chose comme ça. La possibilité de garder un certain respect, malgré l’erreur. C’est une question difficile, ce n’est pas clair pour moi. Ce n’est pas blanc ou noir.

 

Il y a quelque chose de très ambivalent…

Oui parce qu’il y a quelque chose de l’ordre de la tragédie. Dans L’Allemagne en automne il y a un film très beau de Schlöndorff sur un scénario de Böll. Un comité de censure à la télévision regarde un film sur Antigone et ça se passe en 77, et les censeurs sont très gênés par Antigone, parce qu’elle désobéit. Et il y a un peu ça dans la RAF. Que Böll ait ramené ça, ce n’est pas anodin. On voit des gens se tromper et qui se retrouvent face à une figure du pouvoir qui est inflexible. Ils savent qu’ils vont à leur mort mais ils le font quand même. Il y a cette chose qui est de l’ordre de la tragédie. Ca me fait la même chose que face à la fin d’Antigone. On se dit qu’elle est bête, et en même temps on comprend la nécessité qu’elle a de le faire. Même si ça ne paraît pas logique. C’est logique et pas logique en même temps. Dans leur histoire, il y a un peu ça qui se répète.

 

Les images sont au cœur du film : celles filmées par les étudiants révolutionnaires, celles fabriquées par la télévision… Au-delà de son sujet, Une jeunesse allemande pose la question des images, de ce que les images disent d’une société.

C’est aussi l’avantage du travail d’archive, surtout quand il est fait comme ça. Ca permet à la fois de donner une histoire dans sa factualité et d’interroger comment cette histoire est racontée. Comment elle crée ou pas de la mémoire. Pourquoi certaines images marquent plus. Comment elles sont construites d’ailleurs pour marquer. Là, dans le déploiement sur dix ans, on voit une histoire des images se mettre en place, et particulièrement à la télévision parce qu’au début, Meinhof, Mahler, etc. utilisent la télévision. Elle fait de la place à des opinions très différentes, avec des temps de parole très longs. On voit de la télévision qui ressemble à de la bonne radio, d’une certaine manière. Et on voit comment progressivement, par de nouveaux moyens techniques, les choses changent à la télévision. La parole se resserre. Il y a l’irruption du direct. Comme il n’y a plus de recul (les images arrivent, on les diffuse), il n’y a plus d’analyse, il n’y a plus de temps, on est sur l’émotion. Il n’y a plus d’explication. On a ces hommes politiques qui arrivent à la télévision, regardent la caméra et en direct, parlent. Et ça arrive d’un coup ! Ils se rendent compte du pouvoir de ça, parce qu’ils n’ont plus de contradicteur, il n’y a plus de débat. Ils parlent aux téléspectateurs, et c’est glaçant. On voit la télé changer. On voit comment le discours s’étiole. On voit le passage à la télévision telle qu’on la connaît aujourd’hui. Elle apparaît dans le film. Et il y a une histoire du cinéma militant aussi à l’intérieur de ça. Ses possibilités, ses impossibilités parce qu’ils ont de l’échec avec ça. Ils croient dans le cinéma, et à un moment ils n’y croient plus. Quelque chose se casse. Je tente des hypothèses, ou en tout cas je raconte aussi une histoire qui m’est personnelle. Face à des images qui sont juste là pour asséner un discours, j’avais besoin de finir par le retour au cinéma dans ce qu’il a de plus fragile, avec Fassbinder. Comment on peut continuer à faire des films qui, en parlant du réel, comme Fassbinder, le racontent avec des outils vraiment différents. C’est la sensibilité… J’aime beaucoup même l’engueulade. Le fait qu’on puisse s’engueuler, que ce soit viscéral, qu’il y ait cet énervement… le fait de le montrer ! C’est quelque chose qu’on ne voit pas ailleurs. Il y a du corps, il est nu, il y a de la sueur… Il raconte le monde… Quand on le voit, en tant que spectateur, ça nous amène autre chose. Une chose qui est nécessaire : cette incertitude du cinéma, je crois qu’elle est nécessaire.

 

Après Une jeunesse allemande, est-ce que vous envisageriez de réaliser un film sur un sujet plus contemporain, est-ce que ça vous semble possible ou est-ce qu’il faut avoir un vrai recul ?

Ce n’est pas une généralité, c’est juste pour moi. Il y a des gens qui travaillent très bien sur le contemporain, moi je suis admiratif des gens qui font du documentaire aujourd’hui. Moi je ne peux parler d’aujourd’hui que par la fiction. J’ai besoin d’un filtre en fait. Soit par le biais du passé, soit par la fiction. Avec la fiction, c’est plus facile d’être en totale subjectivité. C’est-à-dire de juste travailler sur ce que je sens du monde. Quand j’ai besoin de le questionner plus précisément, je ne peux pas faire un documentaire… Ou alors pas maintenant. Peut-être dans quelques années. S’il y a une évidence… Je sais que c’est faux, mais j’ai l’impression qu’il faut comprendre le monde pour réussir à le filmer. C’est faux, car d’autres le font très bien. Dans le passé, il y a de la distance, et tellement de gens qui l’ont déjà étudié… Je peux lire le travail des autres, regarder leurs films… Ca me donne des béquilles de compréhension. Faire ce travail-là tout seul, je n’en suis pas capable.

 

MpM
Écran noir
Novembre 2015